Are you stretching Fascia?
Tout a commencé avec un post viral circulant sur Facebook et capté ici sur le groupe “Massage & Fitness Magazine”
Le take-home message est on ne peut plus clair :
- si on voulait étirer le fascia lata, ne fut-ce que de 1%, il faudrait exercer au moins une force égale 9075 Newtons (ce qui reviendrait à peu de choses près à suspendre à son extrémité distale un poids de 925 kg !)
- pour arriver au même résultat avec le fascia plantaire, il faudrait exercer l’équivalent de 852 kg (admirez la précision)
Bref, si vous espériez avoir une action mécanique sur ce genre de tissu, emparez-vous fissa d’une boîte de mouchoirs et préparez-vous aux différentes phases de deuil qui vous aideront à affronter cette dure réalité : les fasciae sont hors d’atteinte de toute action manuelle.
Ces chiffres et conclusions sont tirés d’un article de Chaudhry et al. publié en 2008 dans le Journal of the American Osteopathic Association (JAOA), intitulé Three-Dimensional Mathematical Model for Déformation of the Human Fasciae in Manuel Therapy
Analysons plus en détail le contenu de cet article :
Tout d’abord il s’agit d’une modélisation mathématique, c’est-à-dire une sorte de simulation permettant de représenter mathématiquement le comportement mécanique d’un matériau, ici le « fascia ». Autant vous dire que c’est littéralement imbitable (image ci-contre), et je ne serais pas surpris que les reviewers aient été un peu dépassés au moment d’évaluer la pertience du manuscrit. Un modèle mathématique n’est utile que s’il est suffisamment fidèle. Il permet alors d’obtenir par calcul des résultats proches de ceux obtenus par expérimentation « dans la vraie vie ». Dans le cas présent, il doit fournir, par le calcul, les valeurs de déformations du tissu fascial en fonction des sollicitations exercées. L’avantage, si le modèle est correct, c’est de simuler un tas de situations possibles sans qu’il soit nécessaire de procéder à des expérimentations.
Comme l’a souligné René Thom, mathématicien français récompensé par la médaille Fields, dans un article intitulé « modélisation et scientificité » (figure ci-contre), un modèle n’est utile que s’il vérifie la correspondance des réponses fournies par le modèle avec celles recueillies lors d’essais réels.
Pour une raison que j’ignore, les auteurs de l’article publié dans le JAOA n’ont pas procédé à cette étape pourtant indispensable pour valider le modèle, ou du moins pour lui en donner une utilité.
Pour construire ce modèle, les auteurs se sont basés sur deux études au cours desquelles des chercheurs ont mesuré (et non modélisé cette fois) in-vitro les déformations réelles du fascia nasal superficiel d’une part, et les fasciae plantaire et lata d’autre part. Pour ces deux derniers tissus, on pourraît légitimement se demander pourquoi les auteurs sont allés chercher des valeurs expérimentales datant de 1964 !!! Une revue de la littérature donne pourtant rapidement des résultats d’expériences récentes et détaillées, réalisées in-vivo, par exemple ici, par Gefen, pour les déformations du fascia plantaire, et là, cette fois in-vitro, pour le fascia abdominal. Une autre étude publiée la même année dans Journal of Biomechanics et destinée à modéliser le comportement mécanique du fascisa plantaire, utilise justement les essais réalisés in-vivo par Gefen, et non plus ceux de 1964…
Revenons un instant sur la fameuse étude de 1964 puisque c’est là que Chaudhry et ses collègues ont pioché la plus grande partie des données expérimentales sur lesquelles ils ont bâti leur modèle.Le dispositif expérimental est relativement classique : on prélève le fascia plantaire sur des cadavres, on les place dans une machine qui va réaliser un essai de traction et relever le diagramme contraintes/déformationsPremière surprise, dès la section « matériels et méthode » les auteurs précisent qu’à cause de la relative faible résistance et grande flexibilité du fascia plantaire, ils ont conçu une jauge spécialement pour l’étude en question.Autre surprise, l’analyse des données relevées lors des divers essais de traction révèle que la plupart des spécimens se sont rompus (c’est souvent comme ça que se terminent les essais de traction) pour une valeur de traction de 200 livres, ce qui correspond à environ 880 N, soit 90 kg… … environ 10 fois moins que les 852 kg annoncés par Chaudhry et al dans le JAOA !Mais encore, avant de se rompre, les fasciae plantaires ont atteint un étirement d’environ 5%…… alors que Chaudhry et al nous disent que même en exerçant une force de 852 kg on n’obtiendrait péniblement que 1% d’allongement !
Il doit y avoir un bug quelque part…
Vu le niveau de complexité de ces développements mathématiques, les erreurs sont forcément quelque part dans ces 3 pages 😉 Peu importe où, dès le moment que les résultats des calculs sont totalement à côté de la plaque vis-à-vis des données qu’ils sont censés modéliser, le modèle perd tout intérêt.L’erreur prend quand même dans le cas présent une ampleur démesurée (jamais vue de souvenir d’ingénieur ayant pas mal manipulé de modèles durant mes études, notamment par la méthode des éléments-finis). En gros, il prédisent qu’il soit nécessaire d’exercer plus de 8000 N rien que pour provoquer un étirement du fascia plantaire de 1%, alors que les données expérimentales indiquent :
1- que 100 N pourraient suffire
2- que le fascia plantaire se rompt dès qu’on dépasse 880 N de traction
Le point 2 est de loin le plus cocasse : il est physiquement impossible d’exercer l’effort de traction de 8000 N qu’évoquent Chaudhry et al, pour la simple et bonne raison que le fascia aura cassé bien avant.
Le modèle proposé par Chaudhry et al loupe quand même la cible d’un facteur 80 !!!
Pour vous donner une idée, un modèle autant à côté de la plaque qui prétendrait approcher par calcul votre poids réel donnerait, pour une personne pesant 70 kg, une valeur de poids théorique de… 5600 kg !!!
L’idée c’est de faire court mais on pourrait tenir un raisonnement identique concernant les données annoncées par Chaudhry et al sur le fascia data. Ci-joint le diagramme d’une étude de 1931 ayant réalisé des essais de traction sur le fascia lata (cette étude est elle-même cité et les données reprises par celle de Wright de 1964, puis probablement par Chaudhry). Ici aussi les valeurs annoncées dans la modélisation du JAOA ne seront jamais atteintes, le fascia lata s’étant rompu bien avant.
Ordre de grandeur réel des déformations de fasciae
Il y a de nombreuses études publiées sur les propriétés mécaniques des fasciae, et plus particulièrement le fascia plantaire et la fascia lata. Il s’agit d’études réalisées in-vivo ou in-vitro ainsi que de modélisations (mais cohérentes cette fois).Pour obtenir un allongement relatif de plus de 1%, les ordres de grandeur des sollicitations nécessaires sont plutôt entre 100 et 200 N (voir schémas à la fin de ce post), soit le poids d’une masse d’environ 10 à 20 kg. C’est tout à fait cohérent avec l’idée que les tissus mous se déforment régulièrement au cours des divers mouvements de la vie quotidienne. Cet ordre de grandeur est tout à fait compatible avec les sollicitations générées par les activités physiques mais aussi avec un facteur de sécurité permettant à ces sollicitations habituelles de rester relativement éloignées du seuil de rupture.Pour ceux qui veulent aller plus loin et se mettre à jour, le BJSM a publié un Consensus Statement en 2017 disponible en accès libre (merci à Valery Belan (AUS) pour l’information).
Conclusion
Au final nous ne sommes pas plus avancés pour répondre à la question « est-il possible d’avoir une action mécanique , volontaire et ciblée sur les fascias denses en thérapie manuelle ? » Mais il faut reconnaître que, pour l’instant, cette question reste en suspens.
Ce que nous savons, par contre, c’est que les valeurs de déformations et les sollicitations qui en sont à l’origine sont dans un ordre de grandeur qui correspond aux activités de la vie quotidienne, ce qui revient à dire, en termes évolutionnistes et bayesiens, aux situations auquelles il est le plus probable qu’il soit confronté.
Techniquement, si on voulait poursuivre les recherches dans cette voie, il faudrait évaluer les déformations du tissu fascial dans une situation de flexion (inspirée des tests en flexion 3 points pour les matériaux plus raides), plutôt que de la traction axiale qui ne représente pas la situation réelle d’une technique manuelle.
Le (très) gros écueil des thérpies manuelles, ce n’est pas tant ce qu’on fait avec nos mains (exception faite de quelques cas particuliers) mais les modèles explicatifs utilisés pour enseigner et justifier ce qu’on fait avec nos mains. De même que Monsieur Jourdain s’aperçoit, par le truchement de son professeur de philosophie, qu’il a toujours fait de la prose sans le savoir, il est probable que l’action manuelle soit finalement moins poétique qu’on ne l’a pensé.
Je ne nie absolument pas qu’un contact manuel puisse se révéler par moments particulièrement subtil et contribuer à déclencher des réactions inattendues. Je ne rejette pas non plus la nécessité de recourir parfois à des images et analogies pour transmettre une forme de savoir-faire qui dépasse le simple cadre descriptif. Tout comme il peut être utile au patient dans la relation thérapeutique, l’usage du langage imagé dans l’enseignement des thérapies manuelles, tout intéressant qu’il soit, ne doit pas se substituer aux explications physiques. L’un n’empêche pas l’autre, les deux ont leurs usages et leur utilité, et c’est pour cela que je ne m’identifie pas à la famille des « sceptiques » et autres analystes critiques qui se contentent d’une activité de -clastes sans proposer d’issue autre que l’éradication des mauvaises pratiques et modes de penser biaisés. Qu’on le veuille ou non, pour des raisons pratiques, il est impossible d’être doté d’un cerveau et de ne pas être biaisé.
En kiné, ostéo, chiro, bref dans les milieux professionnels des thérapies manuelles, on voit circuler un tas d’idées farfelues, des choses irritantes, insensées ou datées (cf le commentaire au post initial sur Facebook). Il est possible que les travaux de Chaudhry se soient inscrits en partie en réaction à ces excès et inepties et que, tentés de redresser une idée fausse, les chiffres énormes donnés par les calculs aient été un peu trop favorablement accueillis, les privant partiellement de la lucidité dont ils peuvent habituellement faire preuve dans ce genre d’entreprise.